Jocelerme Privert : L’intérim comme métaphore du politique haïtien


Jocelerme Privert : L’intérim comme métaphore du politique haïtien

Dans le théâtre incertain de la politique haïtienne, où le provisoire s’installe souvent dans la durée et où la crise est moins un accident qu’un régime, Jocelerme Privert incarne une figure rare : celle du technocrate devenu chef d’État sans avoir cherché à l’être. Sa trajectoire, à la fois discrète et significative, est une parabole du pouvoir en Haïti – un pouvoir qui échappe à la volonté individuelle pour se constituer dans l’urgence, la médiation et le compromis.

Naissance d’un homme de chiffres dans une République instable

Né le 1er février 1953 dans la paisible commune de Petit-Trou-de-Nippes, Privert ne vient pas du sérail politique traditionnel. Son entrée dans l’administration publique fut celle d’un homme de dossiers, formé à la rigueur des chiffres et à l’économie fiscale. Il s’est d’abord imposé dans les coulisses de l’État, notamment comme directeur général des Impôts – un poste stratégique dans un pays où la fiscalité est souvent synonyme d’iniquité et de défiance.

À la DGI, il ne cherche ni gloire ni lumière. Il structure, réforme, organise. Dans un pays où la fonction publique est parfois minée par le clientélisme, Privert représente l’idéal bureaucratique : le fonctionnaire comme garant de la raison d’État.

Du technicien au politique : mutation et paradoxes

Mais dans les régimes post-duvaliéristes, l’administration ne peut être neutre. Nommé ministre de l’Intérieur sous Aristide en 2002, Privert entre dans le cercle mouvant du pouvoir politique. C’est une autre grammaire : celle de l’affrontement idéologique, de la légitimité populaire et de la fragilité institutionnelle.

Après la chute d’Aristide en 2004, il est incarcéré, accusé dans le cadre du tristement célèbre dossier de La Scierie. Ce long passage en détention préventive, sans jugement, ne le brise pas ; il l’enracine dans une connaissance intime des contradictions de l’État haïtien – capable de produire à la fois l’injustice par excès de politique et l’oubli par déficit de droit.

Le Sénateur stoïque : posture et retenue

De retour en politique comme sénateur des Nippes en 2015, Privert adopte une posture stoïcienne : peu loquace, souvent mesuré, toujours analytique. Il observe le tumulte des ambitions présidentielles, les alliances éphémères, les jeux de pouvoir. Il incarne une certaine idée de l’homme d’État : celui qui parle peu mais comprend tout, celui qui ne cherche pas à diriger mais qui, lorsqu’on le sollicite, accepte – non comme honneur, mais comme responsabilité.

Président de l’entre-deux : l’art de gouverner sans gouverner

C’est dans ce contexte que, le 14 février 2016, Jocelerme Privert est élu président provisoire par l’Assemblée nationale, à la suite du départ de Michel Martelly. Le pays est alors suspendu dans le vide constitutionnel. Les élections contestées ont échoué à produire un successeur légitime. Le pouvoir ne se transmet plus – il vacille. Privert entre alors dans l’histoire non comme prétendant au trône, mais comme gardien du temple.

Son mandat, prévu pour 120 jours, durera près d’un an. Il ne cherche pas à s’éterniser, mais à stabiliser. Ce n’est pas un président de programme, c’est un président de transition. Il écoute plus qu’il ne parle, consulte plus qu’il ne décide. Il met en place un Conseil électoral provisoire crédible, relance le processus électoral et veille, dans une certaine sobriété républicaine, à éviter l'effondrement.

L’héritage du discret

Le style Privert, c’est la retenue dans un contexte de tumulte. C’est la pensée lente dans un monde d’urgences. C’est le respect des formes dans une culture de l’exception. Si son nom ne résonne pas avec la même force que d’autres figures présidentielles, c’est peut-être parce qu’il représente, à contre-courant, l’anti-charisme comme vertu politique : il ne promet pas, il accomplit. Il ne parle pas de rupture, il cherche l’équilibre.

Dans l’histoire contemporaine d’Haïti, Jocelerme Privert est moins un événement qu’un intervalle. Mais cet intervalle a été essentiel. Il a démontré qu’il est encore possible, même dans les marges de l’institution, de pratiquer une forme de gouvernance par la raison, par la patience et par le sens de l’État.

James EXALUS